Frères en affaires

Il existe certaines fratries à qui tout réussit. Question de chance, d’éducation ou d’émulation? Les psychologues y perdent leur latin. La réponse de quatre familles romandes.

Béatrice Grange, codirectrice de l’agence immobilière Grange & Cie à Genève, nous glisse: «Travailler avec mon frère représente une force.» Une situation que les spécialistes estiment plutôt rare. «A l’image du mythe biblique de Caïn et Abel, la relation entre frères et sœurs reste marquée par la rivalité et la compétition, résume Michel Oris, démographe à l’Université de Genève et coauteur du livre Les Fratries, démographie sociale de la germanité (Berne, 2007). Elle est également la plus anomique, du fait qu‘elle ne comporte aucune dimension juridique, contrairement au couple ou au lien de filiation. A l’âge adulte, certains frères et sœurs vont jusqu’à oublier leur existence réciproque, ce qui n’est jamais le cas avec les autres liens familiaux.»

Dans une étude publiée en 2006, le Centre pour entreprises familiales de l’Université de Saint-Gall indique que les entreprises, dont les actions sont contrôlées par des fratries, obtiennent souvent de moins bons résultats que les autres. Celles-ci placent les intérêts de leurs familles respectives au-dessus de ceux de l’entreprise. «Des liens professionnels entre frères et sœurs ne peuvent fonctionner que si les rôles et les règles ont été clairement définis, commente Claudia Jankech, psychologue de l’enfant à Lausanne. Ils doivent pouvoir conserver leur indépendance.»

Complémentarité. Evoluer dans des domaines totalement différents semble plus commun pour les frères et sœurs. Une enquête menée aux Etats-Unis dans les années 1960 a d’ailleurs montré qu’il y avait autant de différences de professions entre des frères qu’entre des individus pris au hasard. Plusieurs études ont également relevé l’importance des liens fraternels dans le développement de la personnalité et des compétences.

Les aînés réussiraient systématiquement mieux à l’école que les cadets. Et ces derniers seraient en général plus créatifs et aventuriers que leurs aînés. «Une dimension importante des fratries réside dans la complémentarité, explique Claudia Jankech. Lorsque l’aîné est doué scolairement, le second aura tendance à développer des compétences dans d’autres domaines afin de ne pas entrer en compétition avec lui.»

Famille. Même si elle dépend en partie du statut socioéconomique des parents, la réussite d’une fratrie entière reste difficile à expliquer: «Il n’existe pas de modèles familiaux spécifiques qui favoriseraient la réussite professionnelle, considère Anne Jeger, psychologue clinicienne à Lausanne. On voit tous les cas de figure: des enfants qui réussissent en venant de milieux familiaux peu stimulants et l’inverse. Une même éducation peut apporter différents atouts aux enfants d’une même famille, qui vont les utiliser différemment suivant leur histoire de vie, leur caractère, leur place dans la fratrie et leur relation aux parents. Bien entendu, il existe des parents qui aident leurs enfants à gagner en confiance et leur donnent les moyens de se réaliser personnellement.»

Les témoignages suivants montrent d’ailleurs que c’est surtout certaines valeurs transmises par la famille, comme le goût du travail ou la loyauté, qui fondent le succès et construisent les parcours professionnels, plutôt que des modèles d’éducation particuliers.

Témoignages

Pierre et Nicolas Brunschwig

«Nous sommes très attachés à nos racines»

Le Bongénie – Grieder Brunschwig Group, qui possède 25 points de vente et emploie plus de 800 personnes en Suisse, est dirigé par quatre associés: les frères Pierre et Nicolas Brunschwig, ainsi que leurs cousins Anne-Marie de Picciotto et Jean-Marc Brunschwig. Quatrième génération à gérer l’entreprise créée en 1891, les frères et leurs cousins, en plus de travailler ensemble, vivent dans la même propriété de Cologny (GE). «Nous habitons des maisons distinctes, sourit Nicolas, le cadet, même si elles ne sont pas séparées par des clôtures.»

S’ils partagent la même élégance, les frères Brunschwig ne se ressemblent pas physiquement. En revanche, il semble plus difficile de les distinguer en ce qui concerne le caractère: calmes et courtois, ils ont, les deux, étudié l’économie à l’Université de Genève pour reprendre les rênes de l’entreprise familiale très jeunes, «un peu par hasard et sans vocation spécifique». Certains détails les différencient toutefois. «Nicolas est plus pessimiste, considère Pierre. Il s’occupe des finances et cela explique sans doute une certaine prudence. Je suis davantage orienté marketing, donc un peu plus créatif.»

Les dirigeants de Bongénie expliquent leur réussite en raison des valeurs transmises par leur héritage familial, comme la pérennité et l’ambition de qualité. «Nous sommes très attachés à nos racines, confie Pierre. Sans que cela signifie que nous leur vouons un culte. Mais nous adaptons ces valeurs à notre époque.»

Béatrice et Cyril Grange

«Nous avons créé notre propre formule magique»

Deux fratries se trouvent à la tête de l’agence immobilière Grange & Cie à Genève, Béatrice et Cyril Grange, ainsi que leurs cousins Yves et Nicolas, des jumeaux. Ils représentent la cinquième génération à perpétuer l’entreprise familiale créée par François-Louis Grange en 1842. Cette régie d’une soixantaine de collaborateurs est gérée sur deux sites, l’un à Carouge et l’autre à Grange-Canal.

«Je travaille avec mon frère à Carouge, raconte Béatrice, qui va bientôt être la première femme à prendre la direction des régisseurs genevois. Comme nous sommes arrivés dans l’entreprise après nos cousins, la distance physique avec eux était importante pour nous permettre de faire nos preuves. Nous avons quatre personnalités bien distinctes et devons trouver des compromis. Nous communiquons beaucoup et nous nous réunissons une fois par semaine pour échanger. C’est notre formule magique.»

«Travailler avec mon frère représente une force, ajoute la jeune femme de 37 ans. Nous nous faisons confiance et cela nous a passablement rapprochés.» Cyril, son aîné de 4 ans, partage cet avis: «Nous sommes très complémentaires. Nous avons des points de vue différents sur les choses.» Evidemment, une telle entente ne s’est pas faite toute seule: «Au départ, nous avons mis les choses à plat et fixé des règles en fonction des attentes de chacun, confie Béatrice. De plus, nous gérons chacun notre propre portefeuille d’immeubles et sommes tous actionnaires.»

«Cette solidarité fraternelle a été créée par nos parents, conclut Cyril. Il n’y a pas de jalousie entre nous, car nous avons toujours été traités de façon égale. Lorsque ma sœur a souhaité entrer dans la régie, il me paraissait logique de l’aider à y faire sa place.»

Geneviève et Guillaume Morand

«Nous nous admirons mutuellement»

Geneviève Morand est la fondatrice de la plate-forme de réseautage Rezonance. Son frère Guillaume est le patron des magasins de chaussures Pomp it Up et possède une quinzaine de boutiques dans toute la Suisse. Derrière des trajectoires que tout oppose, des ressemblances existent pourtant. En plus de posséder les mêmes yeux bleus et une voix rauque caractéristique, c’est un goût identique pour le travail acharné que la fratrie a hérité du côté maternel: «Notre mère était une bosseuse incroyable, elle a travaillé jusqu’à 80 ans passés.»

Et, surprise, ni Geneviève ni Guillaume ne portent de montre: «Nous avons une gestion du temps similaire, notre agenda se trouve dans notre tête!» Pour finir, les Morand sont unis par une même ambition: «Nous faisons tout pour être les meilleurs dans nos domaines respectifs.»

Ce qui frappe le plus, c’est ce goût d’entreprendre, profondément ancré dans la famille. «Sur cinq frères et sœurs, nous sommes quatre à avoir créé une entreprise, raconte Guillaume. Nous possédons tous des caractères très indépendants et ne pourrions jamais travailler ensemble. Mais j’admire le travail de Geneviève, je ne pourrais jamais faire ce qu’elle fait. Elle a des compétences d’oratrice exceptionnelles.»

Et Geneviève de répondre: «Ce que je fais est une goutte d’eau dans la mer par rapport à mon frère. Il a 80 employés et réussit dans un milieu extrêmement concurrentiel depuis vingt ans, je lui tire mon chapeau!» Côté privé, si les relations sont bonnes, la fratrie ne se réunit pas souvent: «Nous avons des agendas chargés, confie Guillaume. Cela ne nous empêche pas d’être très solidaires. Nous avons toujours pu compter les uns sur les autres et cela constitue notre force.»

Jean-François, Denis et Laurent Beausoleil

«Nous sommes tous au service d’autrui»

Ils sont trois frères, un brun, un châtain et un blond, et sont nés avec 18 mois d’écart. «C’est dû à la précision de notre père, qui était mathématicien!» Entre Jean-François, Denis et Laurent Beausoleil règne une ambiance de franche camaraderie. «Nous sommes très unis dans la vie privée, confient-ils. Nous sommes tous mariés avec trois enfants et nous adorons les sports de montagne.»

Pourtant, sur le plan professionnel, ils ont pris des trajectoires très différentes: Jean-François, l’aîné, est à la tête de la région suisse romande d’UBS, où il gère plus de 1400 employés. Denis, le second, est directeur de l’Office de promotion des produits agricoles de Genève, et Laurent dirige depuis une année l’EMS de La Vendée au Petit-Lancy, après avoir été directeur de la prison de Champ-Dollon.

Des parcours qui ne les étonnent pas: «Jean-François a toujours été très déterminé et sérieux et Denis était plus créatif, il s’est donc lancé dans le marketing. Quant à Laurent, il est plus rebelle, il a eu un parcours atypique.» A en croire les frères Beausoleil, leurs caractères seraient plus semblables qu’on pourrait le penser: «Dans nos métiers, nous sommes tous au service d’autrui, affirme Jean-François. Mon poste implique d’être à l’écoute de l’autre et de soutenir mes employés. Tout comme Denis soutient les producteurs et Laurent ses résidents. Ces compétences relationnelles et le respect de l’autre sont des valeurs qui nous ont été transmises par nos parents.» Lorsqu’ils se retrouvent, les frères Beausoleil partagent fréquemment leurs expériences: «Nous nous rendons compte que nous sommes confrontés à des problèmes humains similaires», commente Laurent. Des professions qui ont également en commun de les exposer médiatiquement, ce qui a parfois donné lieu à des situations cocasses: «Il y a quelques années, la Tribune de Genève avait titré «Beausoleil à l’ombre», en parlant de la nomination de Laurent au poste de directeur de la prison, sourit Jean-François. Des collègues ont alors pensé que j’avais été incarcéré…»