La fromagerie broyarde s’est imposée sur les marchés suisses et internationaux, où elle écoule plus de 300 tonnes par an. Un succès dû à l’audace de ses créateurs, qui ont profité de la libéralisation.
Derrière les paysages bucoliques de la Broye, où les cantons de Vaud et de Fribourg s’imbriquent à l’infini, une petite fromagerie fait preuve d’une étonnante pugnacité. Exportant ses meules jusqu’aux Etats-Unis et en Russie, l’entreprise Le Maréchal a connu une croissance annuelle spectaculaire depuis sa création en 1994, et commercialise désormais plus de 300 tonnes de fromage par an. Un îlot de succès dans le paysage plutôt morose de l’agriculture helvétique. Ce fromage à pâte dure, dont la surface est traitée avec un mélange d’herbes durant sa maturation, doit sa réussite à l’esprit pionnier du fromager Jean-Michel Rapin et de ses producteurs de lait Félix Baertschi, Stefan Hugi et Bernard Nicod, qui sont sortis du système de production étatique avant l’heure pour lancer leur propre spécialité. «Lorsque nous avons créé Le Maréchal, les gens ne nous comprenaient pas, se souvient Jean-Michel Rapin. Nous nous sommes entêtés car nous sentions que le vent allait tourner. Nous avons demandé à l’époque une dérogation pour pouvoir commercialiser une nouvelle spécialité fromagère. Nous formions une équipe qui partageait la même vision libérale de l’agriculture et du futur.»
Professeur à l’Ecole d’agriculture de Grange-Verney (VD),Thierry Gallandat, qui observe le secteur de près, estime que Jean-Michel Rapin et ses producteurs de lait ont su prendre des risques à une époque où l’agriculture était encore fortement régulée par l’Etat, qui garantissait l’achat du lait à un certain prix: «Cela leur a permis d’arriver sur le marché lorsqu’il y avait encore peu de spécialités. Ceux qui se sont lancés plus tard ont été confrontés à un marché beaucoup plus saturé.»
Autre innovation, la production de la fromagerie Le Maréchal est organisée selon un système qui se différencie de la coopérative, le modèle traditionnel de la majorité des fromages suisses comme le gruyère ou l’emmental. «Dans une coopérative, le producteur livre ses boilles de lait quotidiennement à la laiterie, les verse dans une cuve, et ne se soucie pas de la suite, détaille Bernard Nicod, producteur de lait pour Le Maréchal à Granges-près-Marnand. Avec l’Organisation de producteurs-utilisateurs (OPU), sur laquelle est basée notre fromagerie, nous sommes impliqués dans la commercialisation du produit.» C’est-à-dire que toutes les décisions, qu’elles soient d’ordre financier, marketing ou autres, sont prises conjointement par les producteurs et le fromager.
La fin du modèle de la coopérative. «Aucune partie ne peut imposer ses décisions aux autres, car les voix sont réparties équitablement avec les producteurs», précise Jean-Michel Rapin. Alors que dans une coopérative classique la relation est souvent tendue entre les producteurs et le fromager, dans le système OPU «tout le monde tire à la même corde», ajoute le professeur Thierry Gallandat: «Les producteurs de lait pour Le Maréchal se rendent en personne sur les foires et chez les grossistes. Ils comprennent mieux le marché et peuvent ainsi s’y adapter.»
Pour le professeur, la clé du succès du Maréchal dans ce marché très compétitif (80% des nouveaux produits échouent après un an) réside aussi dans le fait que ses créateurs ne se sont jamais reposés sur leurs lauriers. «Ils prospectent sans arrêt de nouveaux marchés et de nouvelles méthodes de production. En 2001, à une époque où le marché du fromage se portait encore très bien et où leurs affaires croissaient, Jean-Michel Rapin et ses producteurs ont décidé d’ajouter du lin dans le fourrage des vaches, afin que leur fromage contienne davantage d’oméga 3. Ils se sont compliqué la vie et ont augmenté leurs coûts. Mais ils récoltent aujourd’hui les fruits de cette audacieuse stratégie.»
Actuellement, 45% des 313 tonnes de la production annuelle du Maréchal sont exportées en Europe, aux Etats-Unis, au Canada et, depuis 2008, en Russie. Son prix de vente au détail tourne autour des 60 francs le kilo. En Suisse, il est distribué par Coop, Migros, ainsi que par différents grossistes et fromageries. «Ce qui nous a démarqué, outre la qualité, c’est l’authenticité de notre produit, estime Jean-Michel Rapin. Nous avons toujours mis en avant la traçabilité de nos fromages. Et comme nous n’avions pas les moyens de payer un spécialiste pour faire notre marketing, nous avons donc fait les choses à l’instinct…»
Pour donner un nom à son produit, le fromager s’est inspiré de son propre grand-père, maréchal-ferrant à Corcelles-près-Payerne (VD) au début du siècle. L’étiquette représente l’aïeul, dont la photo est imprimée en noir et blanc. «Un spécialiste en marketing l’avait qualifiée de «vieux jeu», rigole Jean-Michel Rapin. Mais nous n’avions pas les moyens de l’imprimer en couleur. » La mine joviale d’Emile Rapin se révélera pourtant cruciale pour la conquête du marché américain: «Un grossiste new- yorkais a adoré notre étiquette. Sans même goûter le fromage, il a décidé de l’importer!»
Malgré leur réussite, Jean-Michel Rapin et ses acolytes ne se considèrent pas comme un cas d’école pour l’agriculture suisse. «Nous avons bénéficié de la libéralisation de l’agriculture. Ce qui fonctionne pour les uns ne fonctionne pas forcément pour les autres. » Une perspective confirmée par le professeur Thierry Gallandat: «Les conditions de chaque filière agricole sont différentes. Il est plus difficile de se démarquer pour un producteur de sucre ou de blé évidemment. Reste que davantage d’agriculteurs pourraient s’inspirer de l’état d’esprit combatif des créateurs du Maréchal.» On ne saurait mieux dire.
Encadré
Une PME qui a trouvé ses marques
Depuis sa création, la fromagerie maintient sa croissance
Structure – Fondée en 1994, la fromagerie Le Maréchal est une société anonyme implantée dans le village broyard de Granges-près Marnand (VD). Elle emploie actuellement neuf personnes, dont les deux fils et la femme du fondateur Jean-Michel Rapin.
Développement – L’entreprise connaît une croissance de 8 à 9% depuis sa création et son chiffre d’affaires annuel s’élève à 4,5 millions de francs.
Partenaires – La fromagerie travaille en étroite collaboration avec 14 producteurs de lait de la région, qui lui livrent quelque 3,5 millions de litres annuellement. Ces agriculteurs sont soumis à un cahier des charges des plus exigeants.