Prix pour les entrepreneuses: ce qu’ils rapportent vraiment

Les distinctions récompensant les femmes entrepreneurs se sont multipliées ces dernières années. Si elles procurent une visibilité accrue, elles ne constituent pas une garantie de succès à long terme. Et faut-il vraiment faire la différenciation entre hommes et femmes?

C’est les yeux humides que Babette Keller est montée sur la scène du Dolder Grand de Zurich en mai dernier pour recevoir le Prix Veuve Clicquot de la meilleure femme d’affaires de l’année. Devant un parterre de personnalités économiques et politiques, cette pétillante mère de quatre enfants déclare que l’amour et le respect inspirent sa vie et son style de management. Son entreprise Keller Trading emploie 26 personnes à Bienne et produit des accessoires en microfibres pour l’horlogerie.

«Ce prix représente une extraordinaire reconnaissance, confie Babette Keller. Pour moi qui n’ai qu’un simple CFC de vendeuse de chaussures, c’est un peu comme un MBA! Après l’avoir reçu, je me suis enfermée 48 heures pour pleurer de bonheur.»

Après les paillettes, c’est une déferlante médiatique qui submerge Babette Keller. Le Matin, le Blick, les revues féminines, la TSR, les radios, les journaux locaux… L’entrepreneuse biennoise a droit à une couverture impressionnante. Elle est sollicitée par de nombreuses universités et des associations pour animer des débats et des conférences. «Ce prix m’a donné une visibilité inespérée, commente Babette Keller. Quand on a beaucoup ramé, ça fait du bien… Dans ma vie, je peux dire que le Prix Veuve Clicquot a représenté un changement radical.»

Motivation. Les prix décernés aux entrepreneurs se sont multipliés en Suisse ces dix dernières années, selon une étude menée à l’Université de Saint-Gall (lire encadré). Une tendance qui touche également les récompenses décernées aux femmes. Outre le trophée Veuve Clicquot qui existe depuis 1985, on trouve également le Prix de la Femme entrepreneur de l’année décerné depuis 2004 par le Club des femmes entrepreneurs ou le Prix Lena, organisé pour la première fois en 2007 par l’association Business & Professional Women.

Et qu’apportent concrètement ces distinctions aux lauréates? Pas beaucoup d’argent: les montants offerts sont souvent très modestes. Ils varient de quelques milliers de francs à rien du tout pour le Prix Veuve Clicquot. «Pour un entrepreneur, le principal résultat positif d’un prix est la motivation qu’il apporte, à la fois à lui-même et à ses collaborateurs, explique Alexander Fust, chercheur à l’Université de Saint-Gall et auteur de l’étude susmentionnée. En second lieu vient la présence dans les médias et seulement dans certains cas l’accès facilité aux investisseurs.»

Des propos confirmés par Anne-Claude Luisier, fondatrice de SensoCreativ, une société développant des stratégies de marketing sensoriel à Sierre, et qui vient de recevoir le Prix de la Femme entrepreneur pour l’année 2009: «Pour une entreprise qui débute et qui n’a pas de budget publicitaire, la visibilité médiatique est essentielle. Et c’est surtout la motivation et la fierté des collaborateurs qui nous poussent à aller de l’avant.»

Visibilité. L’inscription à un tel prix peut aussi faire partie d’une stratégie de communication, indique Nicola Thibaudeau, actuelle directrice de MPS à Bienne et qui avait reçu le Prix Veuve Clicquot en 1997 alors qu’elle dirigeait la société nyonnaise Mecanex. «Nous nous trouvions à une période où il fallait redonner de la visibilité à notre secteur. Lorsque l’organisation de Veuve Clicquot m’a demandé si je souhaitais participer, j’ai accepté en me disant que Mecanex apparaîtrait dans une dizaine de revues spécialisées en cas de victoire. Ce qui a été le cas.»

Josiane Trachsel, fondatrice de Deep Services, entreprise fribourgeoise spécialisée dans le stylisme ongulaire, est la seule candidate interviewée pour qui le Prix de la Femme entrepreneur de l’année, qu’elle a reçu en 2007, a permis d’entrer plus facilement en contact avec des investisseurs. «Cela a surtout été le cas aux Etats-Unis. Lorsqu’ils ont vu sur ma carte de visite que j’avais été nommée meilleure Femme entrepreneur de l’année, ils m’ont immédiatement fait confiance et i’ai pu facilement m’implanter là-bas. Ce prix a donné une impulsion extraordinaire à mon entreprise, qui a doublé son chiffre d’affaires ainsi que son nombre d’employés depuis 2007.»

Pression. S’ils confèrent une notoriété qui peut inspirer confiance aux investisseurs, les prix d’entrepreneurs ne constituent en aucun cas une garantie de succès. Il existe des cas de ventes ou de faillites peu après l’obtention d’une distinction. «Ces prix tendent à glorifier les réalisations passées, alors que c’est l’avenir qui compte dans la gestion d’une entreprise, observe Alexander Fust. Dans mon étude, je relève toutefois que 80% des entreprises primées existent toujours après quatre ans, contre seulement 54% des entreprises non primées.»

L’effet chronophage des sollicitations médiatiques reste toutefois le principal bémol évoqué par les entrepreneurs primés. «C’est la folie, je dois commencer à refuser des sollicitations, explique Babette Keller. Mon entreprise a besoin de moi et de mon temps.» Graziella Zanoletti, directrice d’Elite Rent-A-Car à Genève, lauréate du Prix Veuve Clicquot en 2003, ajoute: «Toutes ces paillettes, c’est bien joli, mais il faut surtout éviter de perdre contact avec la réalité de ses employés.» Quant à Cinette Robert, directrice retraitée de l’entreprise horlogère neuchâteloise Dubey & Schaldenbrand, qui a accepté son Prix de la Femme entrepreneur de l’année 2008 après beaucoup d’hésitation, elle lance: «Tout ce bling-bling ne m’a pas fait vendre une montre de plus. Etant donné que la plupart de mes clients se trouvent à l’étranger, le prix n’a eu aucun impact sur eux.»

Féministe. Un autre point faible relevé par nombre de candidates réside dans l’aspect très «court terme» de la notoriété médiatique conférée par les prix, qui dure souvent à peine quelques mois. Or, «mieux vaut apparaître dans le journal deux fois par an sur une longue période que quinze fois en une année, puis plus rien», considère Françoise Piron, directrice de Pacte, une association qui promeut les carrières féminines à Lausanne.

Certaines lauréates de prix féminins regrettent le côté «féministe» de leur distinction. «Je ne suis pas féministe et ne tiens surtout pas à jouer cette carte, confie Cinette Robert. La plupart de mes montres sont destinées à une clientèle masculine. Même si concilier entreprise et famille représente beaucoup de sacrifices, cela ne devrait pas être érigé en modèle.»

Françoise Piron ne partage évidemment pas cet avis. Selon elle, c’est précisément le rôle des prix féminins d’apporter de la visibilité aux femmes entrepreneurs, afin de donner des modèles aux plus jeunes. «Ces femmes ne sont pas assez visibles en Suisse. Entre leur travail et leur famille, elles n’ont pas le temps de consacrer leurs soirées aux médias ou au réseautage. Elles s’activent beaucoup dans l’ombre et subissent une pression sociale pour ne pas se montrer publiquement. Certaines entrepreneuses très brillantes refusent même de participer à des prix!»

La directrice de Pacte constate toutefois avec regret que les prix mixtes comme l’Entrepreneur de l’année ou le Swiss Entrepreneurship Award ne choisissent quasiment jamais de femmes. «C’est pour une raison assez logique: ces récompenses distinguent principalement des entreprises dans les secteurs de l’industrie ou des nouvelles technologies. Or, pour des raisons de choix de formation, qui sont encore très sexués en Suisse, les femmes créent majoritairement des entreprises dans le domaine des services. Du coup, à part les prix féminins, elles ont très peu de chance de décrocher une distinction. Et la différence, c’est que les prix féminins ont tendance à récompenser un parcours ou une personnalité, plutôt qu’une performance économique.»

Encourager. Voilà qui explique la fierté d’Andrea Pfeifer, directrice de la société biotechnologique lausannoise AC Immune, qui vient de remporter le Prix de l’Entrepreneur de l’année 2009 en octobre dernier. «Je suis particulièrement honorée par ce prix, qui récompense la qualité de mon entreprise et ne m’a pas été décerné parce que j’étais une femme. Du moins je ne l’espère pas… Je pense néanmoins que les prix féminins sont très importants, car les femmes font face à davantage d’obstacles que les hommes dans l’économie. Il faut donc les encourager.»

Les femmes entrepreneurs sont-elles vraiment mises en valeur si la plupart des récompenses qui leur sont décernées sont des prix féminins? Difficile à trancher. «Et peu importe le prix, dit Cinette Robert. Il faut surtout avoir envie de l’utiliser pour construire quelque chose de positif pour son entreprise».

Pour Nicola Thibaudeau, «une distinction n’est qu’une des voies possibles vers le succès pour un entrepreneur. Il en existe beaucoup d’autres. De nombreuses entreprises ont réussi sans obtenir de prix. Ce ne sont pas les paillettes qui comptent dans les affaires, c’est le produit et la ténacité.»

Encadré

Les prix aussi se font concurrence

Il existe plus de 100 différents prix d’entrepreneurs en Suisse, dont plus de 70% ont été créés ces dix dernières années, selon une étude de l’Université de Saint-Gall. Leur prolifération et leur diversité ont de quoi impressionner: le prix de l’innovation, de la motivation, du jeune entrepreneur, du business plan, de l’entrepreneur écologiste, socialement responsable, sans oublier les moultes distinctions cantonales. Une véritable concurrence s’est instaurée entre les différents prix pour capter les sponsors et les meilleurs participants. Un certain nombre de prix ont d’ailleurs dû renoncer à leurs activités, faute d’avoir réussi à se placer dans un créneau porteur, comme le GDI E-Shop Award ou le Prix Eta pour des projets d’énergie durable.