Chacun joue quotidiennement avec les règles, les normes, les limites. Une certaine dose de désobéissance est même nécessaire à la créativité et à l’innovation.
La transgression nous concerne tous. Que cela plaise ou non aux âmes moralistes et bien-pensantes. Dépasser les limites fait partie de la nature humaine. Un instinct mu par la curiosité et un esprit aventureux sont parfois nécessaires à la survie. Si certaines transgressions sont extrêmes, choquantes, la plupart se perdent dans la banalité du quotidien, sans que nous en ayons conscience. A commencer par le mensonge, extrêmement répandu: «Un individu normal ment en moyenne 2,5 fois par jour, affirme la psychologue sociale Claudine Biland, auteure de Psychologie du menteur. Mentir est indispensable à la vie en société. On le fait pour protéger son image, obtenir un avantage, éviter un conflit ou pour ne pas faire de peine à autrui.» Certains individus excellent dans cet art et certains mensonges nuisent plus que d’autres. «Mais le mensonge représente un élément essentiel de la paix sociale, poursuit la psychologue. Pourtant, lorsqu’il est découvert, il est ressenti comme une trahison. En ce sens, il renvoie à la contradiction intrinsèque de l’esprit humain.»
Autre transgression quotidienne: l’utilisation de gros mots. «Les grossièretés représentent un écart à la norme, plus ou moins grave suivant le contexte et la personne à qui elles sont adressées, observe Gilles Guilleron, linguiste et auteur du Petit livre des gros mots. Ces termes souvent anciens – l’origine du mot «putain» remonte au XIe siècle – sont transmis de façon orale de génération en génération, au sein des familles et des cours de récréation.» 80% de ces mots interdits ont une origine sexuelle, le reste étant lié à des tabous physiques ou religieux. Leur fonction consiste à libérer une tension ou une agressivité. «Je dis souvent que les grossièretés sont civilisatrices, car elles agissent au niveau métaphorique et permettent de ne pas s’en prendre physiquement à un congénère. Jurer, insulter, c’est être pris en flagrant délit d’humanité. C’est perdre la maîtrise de soi quelques instants et faire ressortir l’homme primitif en nous, à l’image de Nicolas Sarkozy et de son désormais célèbre ‹Casse-toi pauvre con›.»
Pour grandir, il faut désobéir. Ces petits écarts de tous les jours ne sont pas anodins. Ils reflètent un mode de fonctionnement profondément ancré dans la psyché humaine. L’individu ne peut pas vivre sans transgresser. D’ailleurs, le jeune enfant ne peut pas grandir, ni apprendre à penser par lui-même, sans désobéir: «La transgression des règles devient naturelle chez le bébé dès qu’il sait marcher, aux alentours d’une année, explique la psychologue clinicienne spécialiste de la petite enfance Etty Buzyn. Pour s’autonomiser, il doit dépasser les limites. Car s’il ne se confronte pas à des interdits à explorer ou à tester, son imaginaire ne se développera pas. Il risque de renoncer à se construire, ce qui serait très inquiétant.» Le degré de transgression évolue tout au long de l’enfance et de l’adolescence, mais le mécanisme reste le même: l’être humain a besoin de jouer avec les règles pour se développer, explorer la vie, aller de l’avant.
Et l’enfant n’est-il pas confronté à des transgressions internes violentes avec le complexe d’Œdipe, qui survient entre 3 et 7 ans? «Ce conflit indispensable au développement psychique est en lien avec des tabous inconscients profonds, mais il ne doit normalement pas engendrer de transgression réelle, poursuit Etty Buzyn. Il doit être encadré par des parents dont le rôle est d’indiquer à l’enfant quelle est sa place. Ce n’est que lorsque les règles sont mal posées que l’enfant en arrive à essayer de transgresser certains tabous, comme l’inceste. Une telle dérive engendre des conflits insolubles pour l’individu, et sa future personnalité risque de ne pas se construire harmonieusement.»
L’origine biologique du respect des normes. La transgression est donc essentielle au développement de l’être humain. Certains scientifiques vont plus loin: le fait de désobéir ou d’obéir aux normes sociales aurait pour origine un mécanisme neurologique. Une équipe du département de l’économie de l’Université de Zurich, dont les résultats ont été publiés en septembre dernier dans Science, a montré comment une zone du cerveau située à droite du cortex préfrontal, appelée rLPFC, était impliquée dans le respect des règles sociales.
«Nous avons mené une expérience avec une soixantaine de cobayes humains, raconte le premier auteur de l’étude, Christian Ruff. Nous avons activé leur zone rLPFC par le biais d’électrodes posées sur leur crâne. Ils se sont alors montrés 30% plus respectueux des normes que sans stimulation.» Mais cette expérience n’a fonctionné que dans le cas où les participants avaient été prévenus qu’ils allaient être punis s’ils ne se conformaient pas aux normes. Lorsque les règles du jeu ne comprenaient pas de sanction, les individus n’ont pas modifié leur comportement. Au contraire, ils ont eu tendance à davantage transgresser…«Cela pourrait nous indiquer que la zone rLPFC permet avant tout à l’individu de se conformer aux normes pour éviter les sanctions du groupe. Cette découverte est importante, estime Christian Ruff. Il s’agit probablement d’une évolution du cerveau qui a permis à notre espèce profondément grégaire de survivre. Ce qui est intéressant, c’est que le cortex préfrontal est l’une des zones du cerveau humain qui se développe tardivement, durant l’adolescence. Il n’est dès lors pas étonnant que notre système pénal prévoie un traitement spécial pour les mineurs.»
S’il s’agit pour l’instant de recherche fondamentale, l’étude zurichoise pourrait à l’avenir trouver des débouchés dans les traitements de maladies mentales dues à un dysfonctionnement de la zone rLPFC. Mais que les esprits paranoïaques se rassurent, il ne sera jamais possible de traiter toute forme de rébellion par ce biais: «On ne peut pas poser des électrodes sur la tête de quelqu’un sans son accord et ce type de stimulation ne fonctionne pas bien sans un consentement du sujet», affirme Christian Ruff.
Les entrepreneurs, des ados rebelles. Une nouvelle plutôt rassurante pour l’avenir. Car les individus qui innovent, créent ou changent le cours des choses font souvent partie de ceux qui n’aiment pas se conformer aux normes. Les exemples abondent dans l’histoire de l’humanité, de Diogène à Galilée, en passant par Steve Jobs. Une récente étude menée par des psychologues allemands et suédois a d’ailleurs montré que les créateurs d’entreprise avaient souvent été des adolescents rebelles. Parue dans The Journal of Vocational Behavior, elle a analysé les parcours d’un échantillon de 1’000 individus suédois, entre l’âge de 10 et de 50 ans. Les chercheurs ont pu établir un lien clair entre le désir d’enfreindre les règles durant l’adolescence et une future carrière entrepreneuriale.
«Sans être asociaux ou criminels, ces jeunes avaient de la peine à respecter les normes imposées par leurs parents, les horaires ou les codes de la route», résume Martin Obschonka, coauteur de l’étude et chercheur à l’Université Friedrich-Schiller de Jena. Parmi les exemples célèbres qui corroborent ces résultats, on trouve Bill Gates, plusieurs fois arrêté dans sa jeunesse pour des excès de vitesse. Ou Steve Jobs qui, à 18 ans, a cessé de fréquenter les cours de l’université pour laquelle ses parents s’étaient ruinés, tout en décidant de ne plus se laver… «Rien d’audacieux n’existe sans désobéissance aux règles», disait Jean Cocteau.