Des adolescents qui se découvrent sans-papiers

En sortant de l’enfance, des milliers de jeunes gens apprennent qu’ils sont illégaux en Suisse. Comment réagissent-ils? Myrian Carbajal a étudié leur cas.

Des jeunes a priori comme les autres. Ils vont à l’école, font du sport, sortent avec leurs amis. Mais ils portent un lourd secret: ils ne possèdent pas d’autorisation de séjour et peuvent être renvoyés à tout moment dans leur pays d’origine, qu’ils connaissent souvent à peine. C’est à l’adolescence, lorsqu’ils doivent renoncer au voyage d’étude de leur classe, qu’ils prennent conscience de leur statut et de ses conséquences pour leur futur. Une situation difficile à accepter, comme l’explique Myrian Carbajal, professeure à la Haute école fribourgeoise de travail social. Péruvienne d’origine, elle se consacre depuis plusieurs années à l’étude des communautés latino-américaines sans statut légal.

HÉMISPHÈRES Pourquoi les jeunes sans statut légal ne découvrent-ils leur situation qu’à l’adolescence? MYRIAN CARBAJAL Ces jeunes sont arrivés en Suisse étant enfants. Leurs mères, pour qui le statut de «sans-papiers» représente un immense stress, les protègent et essaient de ne pas leur transmettre cette anxiété. Ces jeunes grandissent donc dans une relative normalité, en allant à l’école et en ayant des loisirs. Certains obtiennent de bons résultats scolaires, d’autres non, certains entretiennent des relations conflictuelles avec leurs parents, d’autres non, comme dans n’importe quelle famille. Lorsque ces jeunes filles et garçons deviennent adolescents, ils sont souvent fiers de leur identité latino-américaine car les qualités habituellement attribuées à ces cultures, comme la chaleur humaine et la décontraction, sont valorisées. Mais ils se sentent d’ici et leur langue de référence est le français.

Quand apprennent-ils qu’ils n’ont pas de statut légal? C’est par petites étapes que ces filles et garçons découvrent et intériorisent leur condition d’illégalité et les stigmates qui en découlent. Cela commence en général par le renvoi d’un proche, mais cela peut rester assez vague. C’est en général lorsqu’ils ne peuvent pas prendre part au voyage d’étude de leur classe, vers 15 ans, que le premier choc arrive. Puis vient la question du permis de conduire, les premiers stages et la confrontation au marché du travail. Cette découverte peut parfois se faire plus tôt pour quelques jeunes, qui ont dû assumer certaines tâches administratives dans leur famille comme des traductions ou des rédactions de lettres officielles. Ils ont ainsi pu se rendre compte de leur manque de statut juridique et des enjeux pour leur futur professionnel.

Comment vivent-ils la découverte de leur statut? Plus ou moins mal selon leurs ressources personnelles et familiales. Il est très déstabilisant d’avoir grandi dans un pays et de se rendre compte qu’on peut en être renvoyé à tout moment. Ces filles et ces garçons sont scolarisés ici et intègrent des valeurs comme l’égalité et la récompense au mérite, donc ils ont de la peine à accepter leur statut. Pour certains, la frustration est telle qu’ils se désinvestissent scolairement. Or plus ces jeunes le font, plus leur situation se complique dès l’âge de 16 ans.

La situation est donc moins difficile pour ceux qui réussissent bien à l’école… Oui, car ces jeunes retardent l’entrée dans la vie active et y arrivent mieux armés. Certains fréquentent actuellement l’université ou une haute école. Leur situation reste évidemment problématique lorsqu’ils doivent faire des stages ou trouver un travail d’étudiant. Pour celles et ceux dont les résultats ne permettent pas de continuer leur scolarité après 16 ans, la situation est bloquée. Ils risquent de tomber dans la même précarité que leurs parents, avec le même type d’emplois. Une nouvelle loi leur permettra peut-être de trouver une place d’apprentissage, grâce à l’approbation d’une motion par le Conseil des Etats. Cela diminuera un peu leurs difficultés.

Au vu de ces problèmes, pourquoi les mères font-elles venir leurs enfants en Suisse? Il faut comprendre que certaines de ces mères se trouvent dans une logique de survie. Lorsqu’elles inscrivent leur enfant à l’école suisse, elles pensent au présent et pas à quinze ans plus tard. Au départ, elles émigrent dans l’idée d’un séjour court de deux ou trois ans. Elles laissent leurs enfants au pays sous la garde d’un proche ou d’une personne qu’elles rémunèrent. Mais la plupart du temps, leur séjour temporaire se prolonge, car elles n’arrivent pas à épargner autant qu’elles le souhaiteraient et peinent à stabiliser leur situation. Elles ne supportent alors plus la culpabilité de ne pas être présentes auprès de leurs enfants. L’exemple d’autres mères qui ont fait venir leurs enfants les influence aussi. C’est à ce moment-là qu’elles font venir les leurs.

Le fait de pouvoir donner une meilleure éducation à leurs enfants joue également un rôle? Oui, bien sûr, c’est le grand espoir de ces mères et souvent ce qui donne un sens à leur vie en Suisse. Malheureusement il ne se réalise pas toujours, et cela crée des tensions dans ces familles. Nous constatons également une grande différence entre les enfants d’émigrées pauvres et peu éduquées, et ceux d’émigrées de la classe moyenne, de plus en plus nombreuses, qui sont parfois au bénéfice d’une éducation universitaire. Ces dernières arrivent mieux à soutenir leurs enfants dans leur parcours scolaire.

Encadré 1

Le travail au gris

Les travailleurs sans papiers ne travaillent pas toujours au noir. Travailler au noir signifie ne pas être annoncé aux assurances sociales et cela peut être possible également avec un passeport suisse ou un permis C.

Les sans-papiers, qui préfèrent souvent le titre sans statut légal car ils possèdent un passeport de leur pays d’origine, sont forcément plus exposés au travail au noir. Mais ils sont souvent engagés par des employeurs qui ne souhaitent pas les faire travailler au noir. Ils les déclarent aux assurances sociales (AVS, chômage, 2e pilier, etc), voire aux impôts, même s’ils ne possèdent pas de permis de séjour valable. C’est le travail au gris.

Encadré 2

Brain drain versus care drain

C’est l’auteure américaine Arlie Russell Hochschild qui a analysé le «care drain» pour la première fois en 2004, par opposition au «brain drain»: en plus de la fuite des cerveaux des pays du Sud vers les pays développés, nous assistons actuellement à la «fuite des soins». Des millions de mères philippines ou latino-américaines abandonnent leurs enfants en bas âge pour s’occuper de ceux de familles riches dans les pays développés. Elles donnent ainsi de l’amour à des enfants qui ne sont pas les leurs, afin de faire vivre leurs propres enfants, qui se retrouvent privés d’amour.

Les femmes du monde seraient ainsi distribuées en trois groupes: les plus pauvres, qui vivent dans les pays du sud et n’ont pas les moyens d’émigrer, s’occupent des enfants de celles qui ont émigré vers le nord. Ces dernières, issues des classes moyennes des pays du Sud, émigrent pour s’occuper des enfants des femmes de pays riches, qui leur délèguent ainsi le travail domestique afin de s’investir dans leur carrière.

Encadré 3

Controverse autour de la formation des jeunes sans-papier

Le Conseil fédéral se penche depuis quelques mois sur la question de savoir s’il faut autoriser les jeunes sans titre de séjour valable à faire un apprentissage. Une décision complexe, car elle impliquerait de donner également un permis de séjour, dans tous les cas provisoire, à leurs parents. Dans ce débat, la tension entre droits humains et peur d’ouvrir une brèche à un flux incontrôlable d’immigrés se fait sentir. Certaines propositions voulaient forcer les maîtres d’école à dénoncer les élèves illégaux. La levée de boucliers qui s’en est suivie l’a vite rendue inapplicable. En attendant une loi qui risque de prendre plusieurs années pour entrer en vigueur, la municipalité de la Ville de Lausanne a pris une décision pionnière: elle a autorisé l’engagement de jeunes apprentis sans-papiers.

Encadré 4

«On peut nous reprocher d’avoir fait un mauvais choix, mais pas d’avoir commis une faute»

Patricia, 24 ans, Equatorienne

Avec son accent vaudois et son cartable chargé de livres, Patricia se fond dans la masse des élèves de l’Université de Lausanne. Etudiante en sciences politiques, cette jeune Equatorienne possède pourtant une détermination dans le regard qui la distingue de ses camarades. «J’ai dû lutter plus que les autres pour arriver là où je suis», se justifie-t-elle. Patricia est arrivée en Suisse à l’âge de 14 ans. Elle rejoint alors sa mère, partie quelques années plus tôt pour des raisons économiques.

«Jusqu’à 18 ans, j’ai concentré tous mes efforts pour réussir ma scolarité. Je ne me rendais pas compte de ma situation de sans-papiers. Ma mère s’est sacrifiée pour m’offrir une stabilité affective et matérielle. Je vivais comme n’importe quelle adolescente.» C’est autour de sa majorité que Patricia se rend compte de sa différence: «Les autres partaient en voyage et pas moi. Pour trouver un travail, je devais toujours me débrouiller autrement.» Si la jeune femme admet avoir ressenti du stress par rapport à sa situation, elle nie en avoir souffert: «Il n’y a que peu de moments où l’on a besoin de papiers. Vu que je parle français et que je suis intégrée, personne, pas même mes employeurs ou mes meilleurs amis, ne me pose de questions. A part quelques proches, personne n’est au courant de ma situation. Et je ne me suis jamais sentie inférieure.»

Patricia ne voit pas son avenir ailleurs qu’en Suisse: «C’est ici que j’ai mon réseau et mon avenir professionnel. J’ai intégré les valeurs de ce pays, comme celle du mérite lié au travail.» Seuls certains débats politiques sur les sans-papiers lui glacent le sang: «Certains politiciens veulent nous faire croire que nous avons commis un délit. C’est terriblement injuste, car si l’on peut nous reprocher d’avoir fait un mauvais choix migratoire, on ne peut pas nous reprocher d’avoir commis une faute.»