Notre société est hantée par l’image de la femme mince. Il en découle de nombreuses croyances liées au contrôle du poids, comme l’efficacité des régimes amaigrissants.
La moitié des adolescentes ne sont pas satisfaites de leur corps. Elles ne se trouvent pas assez minces et pas assez ressemblantes aux modèles présentés dans les médias. Plus de 30% d’entre elles ont déjà tenté de perdre du poids. «Dans notre société, la femme ‘socialement belle’ – à ne pas confondre avec la femme belle tout court – est définie par trois principaux critères: la minceur, le petit nez et l’éclat, explique Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales de Paris et spécialiste de l’image corporelle. Cette femme socialement belle représente un objet extrême d’investissement social, tous les regards se tournent vers elle. Nos sociétés sont hantées par cette silhouette élancée, qui sert entre autres à vendre un nombre incroyable d’objets, des voitures aux ordinateurs en passant par le chocolat. Le nombre de fois où elle apparaît en une journée dans le champ de vision du citoyen urbain moyen est incalculable, que ce soit par les écrans, les magazines, la publicité ou les films.»
Toutes les sociétés véhiculent des critères de beauté, souvent en lien avec leur situation matérielle: ainsi les sociétés d’abondance tendent à privilégier la minceur, alors que c’est l’inverse pour les sociétés connaissant la pénurie. Il arrive aussi que des sociétés traditionnelles valorisent la minceur et vice-versa. Mais ce qui rend ce phénomène si marquant et si particulier dans nos sociétés, c’est l’exclusivité du modèle proposé, ainsi que son extrême visibilité. «Il est des sociétés qui chassent toute trace de ce corps féminin de leur espace public, comme c’est le cas dans certains pays musulmans», précise Véronique Nahoum-Grappe. Cette déesse mince à la chevelure éclatante promet amour, richesse et santé à celles qui lui ressemblent. «Il s’agit de l’un des rêves collectifs les plus puissants de la société occidentale, mais qui possède son pendant sombre: l’ostracisation de celles qui ne ressemblent pas à ce modèle unique.» L’obsession pour cet idéal de beauté s’avère problématique pour les nombreuses adolescentes qui, forcément, se perçoivent en décalage avec lui. «C’est l’un des dégâts collatéraux de la libération des femmes qu’il faudra régler ces prochaines années, observe l’anthropologue. Dans une société libérée des traditions et qui place l’apparence comme valeur première, les jeunes filles ne comptent que sur leur corps pour trouver un partenaire et entrer dans le film de la vie. Une adolescente en surpoids comprendra donc que, pour elle, le bal ou la plage, c’est foutu. Ce mécanisme est d’une violence inouïe.»
Les préjugés liés à l’obésité
Andrée-Ann Dufour Bouchard est nutritionniste pour l’organisme québécois ÉquiLibre, dont la mission consiste à prévenir les problèmes liés au poids et à l’image corporelle dans la population. Elle cite plusieurs études qui montrent que le surpoids et l’obésité représentent l’une des dernières caractéristiques visibles qu’il soit socialement acceptable de critiquer publiquement: «Les enfants ne se moquent plus des Noirs ou des homosexuels, mais des gros. Il s’agit d’un phénomène d’exclusion identique à celui du racisme.» Notre société véhicule toute une série de croyances liées au poids, qui sous-tendent ces comportements discriminatoires. La minceur serait en effet synonyme de beauté, d’intelligence, de classe supérieure et de maîtrise de soi. Elle représenterait une garantie de richesse, de sexualité active, d’accomplissement et de longévité. Quant au surpoids, il est synonyme de ridicule, de gloutonnerie, d’imbécilité ou de manque de contrôle. Il est souvent associé à la pauvreté, à la solitude et à la mauvaise santé.
«Ces stéréotypes sont tellement puissants qu’ils sont ancrés inconsciemment, affirme la nutritionniste. De là découle la croyance selon laquelle on peut totalement contrôler son poids.» Or chaque prise de poids a une histoire individuelle. Elle est à mettre en lien avec de multiples facteurs et pas uniquement avec l’excès de calories. Ils sont liés à l’âge, au sexe, à l’origine ethnique, au tabagisme, au métabolisme de base, aux hormones, aux enzymes…
Confondre minceur et poids de santé
«Nous vivons dans une société où de nombreuses personnes se lancent dans des régimes amaigrissants alors que leur poids est normal, indique Isabelle Carrard, psychologue et professeure en filière nutrition et diététique à la Haute école de santé de Genève – HEdS-GE. Elles comptent les calories et luttent contre leur appétit. Elles se gâchent la vie et ne s’en rendent même pas compte.» Ce phénomène, nommé «préoccupation excessive à l’égard du poids», se réfère au fait qu’une personne, peu importe son poids, est à ce point préoccupée par celui-ci que cela porte atteinte à sa santé physique et mentale. De façon paradoxale, cette préoccupation participe à l’épidémie d’obésité de par les comportements contre-productifs qu’elle génère: les régimes n’entraînent en effet une perte de poids durable que pour 10 à 20% des individus. Les autres connaîtront souvent le fameux effet yoyo: leur métabolisme devient plus lent, mais leur corps reçoit à nouveau davantage de nourriture, voire beaucoup plus en compensation des privations passées. Ces personnes prendront donc plus de poids au fil des années que si elles n’avaient jamais entamé de régime. Pour certaines, il s’agira même d’une cause d’obésité. «Nous confondons de plus en plus minceur et poids de santé, constate Isabelle Carrard. On peut être mince et avoir un mode de vie malsain, avoir un corps rond et s’alimenter très sainement.»
Ceux qui souhaiteraient une recette simple pour s’alimenter sont nombreux. Mais cela n’existe pas. La plupart des diététiciens ont abandonné les injonctions moralistes. On parle dorénavant de retrouver l’écoute de son corps et des signaux de satiété qu’il envoie. Aucun aliment n’est interdit. «Malheureusement, écouter ses sentiments de satiété ne suffit pas pour tout le monde, poursuit Isabelle Carrard. Certaines personnes se sont tellement éloignées de leurs sensations internes qu’il leur est difficile de les retrouver.» Ce que la psychologue constate, c’est que l’industrie des régimes et de la minceur brasse des milliards en termes de livres, conseils, alicaments et produits cosmétiques. «Ils ne sont pas prêts à arrêter le matraquage publicitaire pour convaincre le public qu’il faut rester mince et que, grâce à leurs produits, on peut y arriver.»
Faire évoluer les normes
Du côté des bureaux étatiques de prévention de la santé, on est revenu des campagnes trop moralistes liées au poids. «Certaines véhiculaient des messages discriminatoires vis-à-vis des personnes en surpoids, avance Isabelle Carrard. Le message reste de s’alimenter sainement, mais on essaie désormais de travailler sur l’image corporelle et de promouvoir la diversité des corps.»
Si la Suisse en est à ses balbutiements, le Québec suit cette voie depuis plusieurs années. «Les études montrent que les problèmes d’image corporelle peuvent entraîner des prises de poids sur le long terme en raison des régimes amaigrissants, explique Andrée-Ann Dufour Bouchard. Ils provoquent des problèmes d’auto-estime et parfois des troubles alimentaires.» Différentes actions sont menées par ÉquiLibre, dont des campagnes de sensibilisation ciblant les jeunes. Ces programmes leur enseignent notamment qu’un corps en bonne santé peut prendre de multiples formes: musclé, mince, rond, trapus… Et que manger ne doit pas être synonyme d’angoisse et de privation, mais plutôt de plaisir. La même philosophie s’applique à la pratique d’une activité physique qui n’a pas à représenter une corvée, mais plutôt un moyen de se détendre ou de se dépasser. «Nous tentons de faire évoluer des normes sociales dangereuses pour la santé psychique et physique, souligne Andrée-Ann Dufour Bouchard. Les jeunes doivent réapprendre à faire confiance à leur corps dans ce contexte qui survalorise la minceur. Ils doivent également comprendre que ce n’est pas le chiffre sur la balance ou la forme de leur corps qui détermine leur valeur.»