Quand la dépression concerne les hommes

Les hommes ne vivent pas la dépression de la même manière que les femmes et développent souvent des symptômes différents. Sous-diagnostiqués, ils ont peu accès aux soins, et les conséquences peuvent se révéler dramatiques. Eclairage avec le psychiatre genevois Théodore Hovaguimian, auteur d’un ouvrage sur le sujet.

Séparées de leur maman par une barrière, les petites filles pleurent et appellent à l’aide. Dans la même situation, les jeunes garçons tentent d’escalader l’obstacle sans verser une larme. Cette expérience fascinante, publiée dans le magazine Life en 1965, révèle des réactions différentes face à l’adversité liées au genre. «Ces schémas comportementaux se retrouvent à l’âge adulte durant des phases dépressives, explique Théodore Hovaguimian, psychiatre et auteur de «La dépression masculine, comprendre et faire face » (Editions Médecine & Hygiène, 2012), lors d’une conférence sur le sujet en novembre 2016 au Salon de la Santé à Lausanne. Confrontés à la tristesse, les hommes auront tendance à se réfugier dans l’action et à devenir hyperactifs. Dans la même situation, les femmes vont exprimer leur tristesse et obtenir de l’aide.»

En Suisse, la dépression touche 15% de la population au moins une fois dans la vie. Elle concerne deux fois plus les femmes que les hommes. «Mais lorsqu’on ne prend que les cas sévères, les deux sexes sont représentés à parts égales, précise Théodore Hovaguimian. Le problème, c’est que les dépressions masculines mènent plus souvent au suicide. Je rappelle que la dépression est l’une des rare maladie mentale qui tue.» Pour le spécialiste, ce phénomène s’explique notamment par une différence d’accès aux soins entre les hommes et les femmes: dans les cabinets des psychologues, on trouve deux fois moins d’hommes que de femmes.

Des symptômes spécifiques

«Le diagnostic de la dépression est basé principalement sur trois symptômes: la diminution de l’humeur, de l’énergie et de l’intérêt, poursuit Théodore Hovaguimian. La plupart des femmes dépressives sont facilement identifiables sur cette base. Elles se sentent tristes, fatiguées, se dévalorisent et souffrent parfois de troubles alimentaires. Chez les hommes, ce tableau clinique est parfois présent. Je rappelle que nous parlons ici de catégories schématiques et que de nombreux hommes présentent une dépression similaire à celle des femmes… Mais chez certains sujets masculins, la dépression prend la forme d’une hyperactivité, avec par exemple un engagement excessif dans le travail ou le sport.» Chez  environ 15% d’entre eux, la dépression est même caractérisée par de l’irritabilité, des crises de colère, une mauvaise gestion des pulsions, un abus de substances, des transgressions ou des passages à l’acte.

Pour des raisons socioculturelles, les hommes ne s’autorisent pas à exprimer leurs émotions. Ils ont peur de se sentir vulnérables et de se faire rejeter par les autres. «Beaucoup de garçons sont éduqués à la dure et apprennent très tôt à ne pas pleurer, observe le psychiatre. Les hommes ont aussi davantage tendance à considérer leur corps comme une machine qui doit fonctionner. Si le moteur est grippé, ils lui donnent un bon coup de pied pour qu’il reparte.» De leur côté, les femmes consultent davantage les médecins, car elles sont plus anxieuses et plus préoccupées par les problèmes de leur corps. Les recherches indiquent également une meilleure réponse des organismes féminins aux traitements antidépresseurs. Les œstrogènes favoriseraient l’effet des substances présentes dans ces médicaments. Et les femmes seraient aussi plus sensibles à l’effet placebo, significatif dans ces traitements.

La dépression masculine sous-diagnostiquée

Non seulement les hommes consultent moins que les femmes, mais s’ils osent se rendre chez leur médecin, ils risquent fort de ne pas voir leur dépression diagnostiquée. En effet, plusieurs recherches montrent que pour un même problème, le médecin cherchera une cause physique ou mécanique chez l’homme, alors qu’il orientera la femme vers des soins psychologiques. Théodore Hovaguimian cite une étude épidémiologique menée sur l’île suédoise de Gotland dans les années 1990. Son objectif était de tester un programme de détection et de traitement de la dépression auprès des médecins généralistes. Dans l’année suivante, les chercheurs ont observé une nette diminution des hospitalisations, des congés maladies, de la consommation de tranquillisants, ainsi que des suicides. «Mais tous ces résultats positifs ne concernaient que les femmes, souligne le psychiatre. Le taux de suicide masculin restait inchangé. Parce que ces individus n’avaient jamais consulté de médecin et n’étaient pas connus des services de psychiatrie. On retrouvait plutôt leurs noms dans les registres du chômage ou des services sociaux.»

Les hommes ont donc davantage tendance que les femmes à échapper aux filets traditionnels de détection, cela d’autant plus si leurs symptômes sont atypiques. «On rate la dépression chez ces hommes parce qu’ils ne viennent pas consulter, constate Théodore Hovaguimian. Lorsqu’ils consultent, ce qui doit alerter le médecin, ce sont les changements soudains d’humeurs et de comportements chez leurs patients. C’est par exemple le cas d’un brave père de famille qui commence à dysfonctionner subitement, en particulier autour de la quarantaine.» Cette prévention est d’autant plus importante que le taux de suicide concerne entre 1300 et 1400 personnes par an en Suisse. Et qu’il touche deux fois plus les hommes que les femmes.