A une époque où les âges de la vie sont « brouillés », la jeunesse continue pourtant d’incarner un idéal : celui des multiples possibilités de se réinventer et de s’affranchir des héritages.
« La jeunesse n’est qu’un mot », disait le sociologue Pierre Bourdieu en 1978. Si cette affirmation servait avant tout à montrer que les classes sociales distinguent davantage les individus que leur âge biologique, elle apparaît également d’actualité à une époque que certains spécialistes considèrent comme marquée par une crise des âges de la vie humaine. Car il est désormais possible, à tout moment de l’âge adulte, voire de la vieillesse, de fonder une famille, de se reconvertir professionnellement ou de se lancer dans un nouveau loisir. Dans ce contexte, comment distinguer la jeunesse, période de transition entre l’enfance et l’âge adulte qui se termine par une série d’engagements (famille, travail), des autres périodes de la vie ?
La jeunesse n’existe pas dans le règne animal
« Pour commencer, il faut comprendre que la jeunesse n’existe pas dans le règne animal, caractérisé uniquement par l’enfance et l’âge adulte, souligne Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-Sorbonne IV et auteur de Philosophie des âges de la vie. Dès qu’ils peuvent se reproduire,les animaux le font et dès qu’ils s’affaiblissent, ils meurent. Ce détour permet de comprendre que la jeunesse, qui existe dans toutes les sociétés humaines connues, consiste en une période durant laquelle l’individu peut se reproduire biologiquement, mais n’en a pas encore le droit ou la possibilité. » La jeunesse peut consister en un rituel d’initiation de trois jours ou s’étaler sur quinze ans. Sa durée dépend de nombreux facteurs, en lien avec le statut social ou la complexité des fonctions que l’individu devra assumer en tant qu’adulte. Dans tous les cas, selon le philosophe, cette période durant laquelle l’énergie créatrice est dédiée à l’éducation ou à la création au lieu de la reproduction, constitue l’essence même des civilisations.
La jeunesse comme statut social date du XVIIIe
Si les sociétés humaines contrôlent le droit des jeunes à se reproduire depuis longtemps, la jeunesse telle que nous la connaissons – étroitement liée à la formation – remonte à la fin du XIXe siècle. « L’idée que la jeunesse représente un statut social spécifique remonte au XVIIIe, détaille Arnaud Frauenfelder, sociologue et professeur à la Haute école de travail social – HETS-Genève – HES-SO. Mais c’est à la fin du siècle suivant que les grandes lois instituant l’interdiction du travail des enfants ou la scolarité obligatoire ont été instaurées en Suisse et en Europe. » En lien avec ce mouvement, les États deviennent les détenteurs du monopole de la violence physique et symbolique légitime. Ils endossent ainsi un rôle auparavant détenu par les pères de famille, dont l’autorité était à tel point absolue que le jeune pouvait à tout moment être rejeté. « Avec la modernité s’impose l’idée d’une jeunesse symbole du futur et du progrès, poursuit Arnaud Frauenfelder. Les mécanismes de reproduction sociale se transforment et l’éducation devient largement organisée et contrôlée par l’État. » Longtemps négligée et peu instituée en dehors des rites de passage, la condition du jeune semble donc être le produit d’une institutionnalisation étatique relativement récente.
La condition du jeune est le produit d’une institutionnalisation étatique relativement récente
Le temps de la jeunesse dévolu à la scolarité ne fera que s’allonger, en lien avec de nombreuses variables socioéconomiques. Parmi elles, la longévité, qui transforme les perspectives de vie à 20 ans. Mais aussi la montée de l’individualisme et l’affaiblissement d’étapes qui marquaient l’entrée dans la vie adulte : le mariage, le premier emploi ou la décohabitation familiale. Durant longtemps, 20 ans était considéré comme l’âge des engagements. Peu à peu, il s’est décalé vers 25 ou 30 ans. « Actuellement, on assiste à une désynchronisation des différents seuils qui marquent le passage à l’âge adulte, explique Arnaud Frauenfelder. On peut décohabiter à 24, trouver un premier emploi à 28 et fonder une famille à 32 ans, ou inversement. Les différents seuils se révèlent également de plus en plus complexes : que faut-il par exemple considérer comme un premier salaire, un stage, un job d’étudiant ? » Ce qui fait dire à Pierre-Henri Tavoillot que « lorsqu’on interroge les individus sur le moment de leur entrée dans la vie d’adulte, ils ont chacun une histoire personnelle raconter, en lien avec les différents seuils, qu’ils interprètent de façon individuelle ».
Un va-et-vient entre les différents âges
L’entrée dans la vie adulte, même après une jeunesse à rallonge, ne constitue plus un passage définitif : les individus effectuent de plus en plus de va-et-vient entre les différents âges, aucun des seuils susmentionnés n’étant plus stable dans le temps : on revient habiter chez ses parents suite à un divorce ou la perte de son travail, on se forme continuellement. « Les individus peuvent se retrouver tout au long de leur vie, par choix ou par contrainte, dans des phases de transition similaires à la jeunesse, avec une nouvelle ouverture des possibles, observe Christian Heslon, maître de conférences en psychologie des âges de la vie adulte à l’Université catholique de l’ouest d’Angers. Cette tendance est particulièrement marquée chez les cinquantenaires, qu’on appelle parfois les ‘nouveaux vingtenaires’. »
A 50 ans, l’individu hypermoderne possède en effet une espérance de vie de 30 ans en moyenne, soit la même que ses ancêtres avaient l’âge de 20 ans. « C’est assez pour se poser des questions existentielles et décider de choix radicaux en ce qui concerne son conjoint, son métier ou son style de vie, avance Christian Heslon. Il y a de plus en plus de thésards cinquantenaires ou de divorces à cet âge, auquel de nombreux individus se trouvent en pleine santé physique et disposent d’une certaine autonomie financière. » Le psychologue insiste sur l’importance croissante de l’âge subjectif dans notre société : « Il s’agit de l’âge que l’on ressent intérieurement, qui est souvent inférieur à notre âge biologique. Cet âge intérieur influe sur nos choix de vie et sur notre apparence : car en fonction de lui, on travaillera son look de façon à y correspondre. » On peut donc avoir 50 ans et paraître, agir comme à 30 ans… Ce qui fait dire à Arnaud Frauenfelder : « La jeunesse est désormais érigée comme la valeur maîtresse de tous les âges. »
Le seul souci, c’est que la « vraie » jeunesse n’a souvent pas les moyens financiers d’expérimenter tous les possibles et toutes les libertés que les aînés lui envient tant. « La jeunesse comme phase d’expérimentation insouciante est une construction bourgeoise, indissociable d’une certaine sécurité matérielle et assurance face à l’avenir, poursuit Arnaud Frauenfelder. Lorsque l’expérimentation ressemble plus à de l’incertitude et de la précarité, elle n’est pas émancipatrice. Certains jeunes aujourd’hui se retrouvent souvent dépendants financièrement de leur famille ou de l’État. » L’autre angoisse qui pèse sur les jeunes consiste à devoir se construire en tant qu’individu. « Les adultes leur disent : ‘sois toi-même et réalise tes rêves’, mais aussi et surtout ‘sois le meilleur’, relève Pierre-Henri Tavoillot. Ces injonctions sont d’une exigence inouïe. Il n’a jamais été aussi difficile qu’aujourd’hui de devenir un individu. C’est aussi pour cela que la jeunesse dure aussi longtemps. »
La crise de l’âge adulte
Une autre difficulté pointée par le philosophe se trouve en lien avec la crise de l’âge adulte : qu’est-il devenu dans une société où l’on est considéré comme junior jusqu’à 35 ans et senior dès 40 ans ? Autrefois, l’adulte bénéficiait d’un statut et d’une autorité spécifiques, qui ont disparu. Qu’est-ce qui pousserait dès lors les jeunes à vouloir entrer dans cet âge indéfini et qui, à part de multiples responsabilités, ne comporte plus vraiment d’avantages ? Le syndrome de Peter Pan resterait-il l’inéluctable horizon de notre société ? « S’il fait souvent partie du processus de transition vers l’âge adulte, il est la plupart du temps dépassé par les jeunes, répond Pierre-Henri Tavoillot. Les enquêtes sur leurs valeurs démontrent qu’ils accordent beaucoup d’importance à l’autorité ou à la maturité. Une autorité légitime et une maturité en constante redéfinition, certes. Mais ils sont attirés par ces valeurs et y accéder demeure un idéal. »