Quand pauvreté rime avec obésité

Loin d’être une maladie de riches, le surpoids connaît une croissance dramatique dans les pays en développement. Malnutrition cohabite désormais avec obésité. Parfois au sein d’une même famille. Enquête.

Dans les rues de Ouagadougou, la maigreur extrême cohabite désormais avec l’obésité. 30% des femmes de la capitale du Burkina Faso y sont en surpoids, selon les dernières statistiques. Ces chiffres étonnants pour l’un des pays les plus pauvres au monde reflètent une réalité globale: après les pays occidentaux et les pays émergents, l’obésité touche depuis quelques années les pays les plus démunis, où elle cohabite avec la dénutrition. Avec plus d’un milliard de personnes affectées, le surpoids tue désormais davantage que la malnutrition. En 1997, l’OMS a reconnu l’obésité comme épidémie mondiale.

Une transition nutritionnelle accélérée. «Le plus frappant est la rapidité extrême avec laquelle se propage ce phénomène que nous appelons transition nutritionnelle, explique Francis Delpeuch, directeur du programme «Nutrition, alimentation, sociétés» de l’Institut de recherche pour le développement de l’Université de Montpellier et auteur du livre «Tous obèses?» (Dunod, 2006). En quelques années à peine, les systèmes alimentaires de certains pays du Sud ont été totalement bouleversés, alors que dans les pays industrialisés ce même changement s’est déroulé sur plus d’un siècle.»

La transition nutritionnelle représente le passage d’une alimentation traditionnelle – peu variée et riche en végétaux – à une alimentation de type occidental, pauvre en fibres, riche en graisses animales, en sel et en sucres. A l’origine de ce changement: une augmentation sensible du revenu disponible de la population ainsi que la globalisation de l’économie. «Préservés jusque-là, certains pays ont été envahis de nourriture industrielle et grasse, à grand renfort de publicité et de marketing», souligne Francis Delpeuch.

La progression de l’urbanisation, qui touche désormais plus de 50% de la population mondiale, compte également pour beaucoup. Les grandes agglomérations urbaines vont en général de pair avec des déplacements motorisés, une sédentarisation du travail et des loisirs ainsi qu’une déstructuration des familles qui ne mangent plus à la maison mais dans la rue. «Dans certaines zones, nous observons l’apparition de «déserts alimentaires», où les seules denrées disponibles dans les épiceries sont des biscuits ou des boissons sucrées, plus faciles à stocker et moins chères que les fruits et légumes», rapporte Florence Egal, experte en obésité pour la FAO, l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture.

L’émergence d’un environnement obésogène dépend de nombreux facteurs: culturels tout d’abord, avec par exemple une valorisation de l’oisiveté, qui touche particulièrement les femmes dans certains pays, ou un dénigrement de la nourriture traditionnelle par rapport à des aliments industriels perçus comme étant plus modernes et prestigieux. L’insécurité joue également un grand rôle dans la diminution de l’activité physique des individus, qu’elle soit liée au trafic ou à la violence, avec souvent l’impossibilité de se déplacer à pied ou de faire jouer les enfants dehors.

Un autre élément favorisant l’obésité est la pauvreté. «Alors que les spécialistes avaient coutume de penser que le surpoids touchait «les pauvres des pays riches et les riches de pays pauvres», elle se déplace partout vers le bas de la hiérarchie sociale, observe Florence Egal. Le modèle des classes sociales supérieures minces et bronzées se mondialise.» L’un des problèmes des plus démunis réside dans la cherté des fruits et des légumes, souvent destinés en priorité à l’exportation: «Lorsque les produits les meilleur marché sont les plus gras et les plus calorifiques, des populations entières n’ont plus d’autre choix que de les consommer», ajoute Vanessa Candeias, spécialiste en maladies chroniques à l’OMS.

Le double fardeau alimentaire. Si certains facteurs obésogènes existent aussi en Occident, une différence fondamentale apparaît entre les pays en développement et industrialisés: la présence de populations qui ont souffert de carences alimentaires durant leur enfance. Cette situation les rend particulièrement vulnérables à l’obésité et à ses conséquences comme le diabète et l’hypertension. «L’hypothèse d’un génotype économe – selon laquelle les populations dont les ancêtres ont connu la famine posséderaient un patrimoine génétique modifié – n’est pas vérifiée scientifiquement, explique Hélène Delisle, directrice du Centre sur la transition nutritionnelle et le développement de l’Université de Montréal. Par contre, la modification du phénotype (l’expression des gènes, ndlr) suite à des carences pendant la vie fœtale et la petite enfance est maintenant confirmée par des études épidémiologiques effectuées dans les pays en développement.»

La théorie de l’origine précoce des maladies chroniques se base sur les recherches de David Barker. Il a observé les conséquences de la malnutrition fœtale sur des individus adultes qui avaient été caractérisés par un faible poids à la naissance. Ces travaux indiquent qu’une non-concordance entre les environnements nutritionnels du fœtus et de la petite enfance avec ceux que l’on connaît une fois adulte rend les personnes très vulnérables à une alimentation et un mode de vie sédentaire de type occidental.

Un nouveau phénomène vient encore aggraver la situation des pays du Sud: le double fardeau nutritionnel. «Nous observons au sein d’une même famille ou d’une même communauté des individus obèses et d’autres dénutris, raconte Hélène Delisle. Une mère obèse peut avoir des enfants très maigres avec un retard de croissance.» Le pourcentage de ces familles s’élève à plus de 10% dans des pays comme l’Egypte, le Pérou ou le Guatemala, et jusqu’à 16% en Malaisie et dans le Bénin urbain.

«Il nous est pour l’instant difficile d’expliquer scientifiquement cette tendance qui croît à grande vitesse, poursuit la chercheuse. Notre hypothèse repose sur le fait que les mères, tout en étant obèses, connaissent des carences en micronutriments comme le fer, le zinc ou la vitamine A. Chez les enfants, ces manques provoquent maigreur et retard de croissance.» Des observations corroborées par Francis Delpeuch: «Nos équipes de recherche au Maroc ont constaté qu’à Rabat, un quart des femmes en surpoids étaient fortement carencées en fer. Cela reflète bien le double fardeau nutritionnel.»

Une bombe à retardement. Sur 42 millions d’enfants en surpoids dans le monde, 35 millions vivent dans des pays en développement, selon l’OMS. La progression de l’obésité dans des régions en proie à des carences alimentaires représente une bombe à retardement pour leurs systèmes de santé déjà fragiles. Des autorités traditionnellement confrontées à la malnutrition ont des difficultés à s’attaquer à un problème aussi complexe. D’autres commencent à faire le pas. En mars dernier, le Ministère de la santé mexicain a annoncé que le système de santé national pourrait s’effondrer d’ici à vingt ans en raison des coûts croissants liés à l’obésité. Le pays recense 70% d’adultes en surpoids, plus de 4,5 millions d’enfants obèses, et un taux de diabète parmi les plus élevés au monde. Après cette annonce, la Chambre des députés mexicaine a approuvé une loi rendant obligatoires trente minutes d’activité physique par jour dans les écoles, ainsi que des restrictions de vente d’aliments gras et sucrés dans les préaux.

Mais le Mexique est aussi l’un des pays où la télévision diffuse le plus de spots publicitaires pour des aliments destinés aux enfants et ces mesures risquent d’être insuffisantes si elles restent isolées. Selon Francis Delpeuch, aucune politique publique n’a encore réussi à lutter efficacement contre l’obésité. «Le problème se trouve dans la complexité et la multiplicité des acteurs impliqués: l’industrie agroalimentaire, les paysans, les écoles, les urbanistes, etc. Sans une collaboration de tous, il est impossible de modifier une société obésogène. C’est cela qui m’inquiète.»