Les préjugés mènent-ils toujours à la discrimination?

Les tests d’associations implicites le montrent: nous avons tous des préjugés inconscients, par exemple sur des questions de genre ou d’ethnies. Mais sommes-nous pour autant sexistes ou racistes? Des études apportent enfin des premières réponses.

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Philadelphie, avril 2018. Deux personnes attendent une connaissance dans un café Starbucks. Le gérant appelle la police au motif qu’il est obligatoire de consommer dans son établissement. Une vidéo virale montre les policiers menottant les innocents: des Afro-Américains. Une manifestation s’ensuit. Résultat: le directeur de la chaîne présente ses excuses et déclare que ses 8000 employés suivront une formation pour lutter contre les préjugés ethniques implicites.

Un test dévoile nos biais

Une importante littérature scientifique en psychologie sociale et cognitive atteste de l’existence de biais implicites, à savoir des associations automatiques effectuées par notre cerveau. Des tests peuvent les mesurer, le plus connu étant le test d’associations implicites, mis au point par les psychologues américains Mahzarin Banaji et Anthony Greenwald en 1998. Il mesure en millisecondes le temps de réaction d’une personne pour effectuer certaines associations. Il ressort qu’une majorité d’individus met ainsi plus de temps à associer «bon» avec «noir» qu’avec «blanc» ou encore «science» avec «femme» qu’avec «homme», ce qui serait censé mettre en évidence un préjugé, conscient ou inconscient. Utilisé dans de nombreux domaines, il a notamment gagné en popularité dans le cadre d’études sur les discriminations ethniques, de genre ou encore d’âge.

«Les biais implicites n’expliquent pas à eux seuls la discrimination.»

Isabelle Régner

En deux décennies, ce test s’est imposé comme un outil scientifique pertinent, malgré certaines critiques. De nombreuses recherches ont attesté l’existence de biais divers. Mais, le plus souvent, ces études ont été menées dans des laboratoires et dans le cadre de simulations. Une question essentielle reste ouverte: la présence d’un biais implicite chez une personne a-t-elle vraiment des conséquences sur son comportement au quotidien?

Premiers travaux scientifiques

Deux études récentes ont montré des corrélations intéressantes entre les biais implicites et les comportements. La première, publiée à l’été 2019, a suivi une quarantaine d’expertes et d’experts chargés d’évaluer les candidatures à des postes de direction de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France. Elle a analysé si ces évaluations discriminaient les candidatures féminines. «Notre démarche est inédite, explique Isabelle Régner, professeure au Laboratoire de psychologie cognitive de l’Université d’Aix-Marseille. Elle a passé au crible les activités de véritables comités d’évaluation dans toutes les disciplines scientifiques, des mathématiques à la sociologie.»

Menée avec Pascal Huguet, directeur de recherche au CNRS, l’étude a soumis les membres des comités d’évaluation à un test d’associations implicites. Il montre qu’ils sont plus de 70% à avoir un biais associant la science aux hommes, soit le même pourcentage moyen que la population générale. Les experts ont également rempli un questionnaire leur demandant s’ils estimaient que les femmes sont moins souvent nommées à des postes de direction à cause de facteurs internes (par exemple leurs compétences ou leur motivation), ou en raison de barrières externes (comme des préjugés lors de l’embauche, des barrières à l’avancement, etc.). Ce qui constitue un test de biais explicite.

L’étude s’est déroulée en deux phases. La première année, la direction générale avait informé les comités d’évaluation de la recherche en cours. Les membres ont alors pris des décisions plutôt paritaires, sans lien avec leurs biais implicites ou explicites. La seconde année, les évaluateurs n’étaient pas au courant que l’étude se poursuivait. Elle a montré que les membres ayant à la fois des biais implicites et explicites ont nommé moins de femmes, au contraire de leurs collègues ayant des biais uniquement implicites. «Les biais implicites n’expliquent donc pas à eux seuls la discrimination, analyse l’auteure de l’étude. Ce n’est que combinés à des biais explicites qu’ils ont une influence sur les décisions des comités.» L’étude montre également l’effet de se savoir observé: ces différences de succès n’étaient pas présentes la première année, lorsque les comités d’évaluation étaient conscients de leur participation à une étude sur la discrimination de genre.

Les effets indirects des préjugés

En 2017, une étude menée par l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD) près de Paris révèle les effets subtils des biais implicites racistes des managers d’une chaîne de supermarchés à l’encontre de leurs employés. Elle a analysé la situation des caissières en contrat temporaire de six mois (l’échantillon était constitué uniquement de femmes). Le système de ressources humaines alloue les employées à un manager de façon aléatoire chaque jour. Un test d’associations implicites a révélé des biais chez 80% des managers.

L’étude s’est intéressée à l’impact de l’origine des employées, déterminée sur la base de leurs prénoms. Les résultats montrent que les personnes issues de minorités (soit d’origine nord-africaine ou subsaharienne) étaient davantage absentes et commettaient plus d’erreurs lorsqu’elles travaillaient avec un manager biaisé qu’avec un manager non biaisé. «Ce qui est intéressant réside dans la cause de la baisse de performances, souligne le responsable de l’étude, Dylan Glover. Durant notre enquête, aucune employée n’a mentionné de comportements inappropriés ou ouvertement racistes de la part des managers biaisés. Au contraire, elles notaient plutôt un faible niveau d’interaction, et peu de demandes de leur part pour des tâches ingrates, comme du nettoyage.» Les scientifiques ont conclu que les managers biaisés interagissaient simplement moins avec les employées issues des minorités et que cela entraînait une baisse de leurs performances. «Notre étude indique que l’effet des biais implicites sur les comportements n’est pas forcément celui que l’on pourrait attendre, poursuit Dylan Glover. Dans notre cas, on se trouve davantage dans une prophétie auto-réalisatrice: les managers sont biaisés, cela affecte la productivité des employées issues des minorités, ce qui confirme les a priori des managers.»

«Je considère que ce domaine de recherche n’est pas encore prêt pour une application dans la réalité.»

Patrick Forscher

Les supermarchés devraient-ils mettre en place des formations pour que les responsables travaillent sur leurs préjugés inconscients, par exemple avec la présentation d’images contredisant les clichés genrés ou racistes? Pas pour Dylan Glover, qui note que des recherches supplémentaires seraient nécessaires pour démontrer l’utilité de ces mesures. Et l’étude sur les comités d’évaluation du CNRS conclut que c’est davantage sur la connaissance de l’existence des biais implicites et du fonctionnement des comportements discriminatoires qu’une éventuelle formation devrait porter. Celle-ci devrait également inclure une sensibilisation aux facteurs externes défavorisant les femmes. «Notre recherche indique que de telles mesures pourraient se révéler efficaces, affirme Isabelle Régner. Mais il faut encore approfondir le sujet avec des études supplémentaires avant d’élaborer des politiques systématiques, ce que nous sommes en train de faire actuellement.»

Utilité des formations en question

Ces deux études indiquent un lien entre préjugés implicites et effets discriminatoires directs ou indirects. Mais elles ne déterminent pas qu’une formation spécifique sur les biais implicites permettrait de modifier des comportements discriminatoires. Pour l’instant, la recherche montre une situation mitigée, selon une méta-analyse sur 492 études consacrées à la modification des biais implicites. «La littérature scientifique ne permet de conclure ni à une efficacité, ni à une inefficacité des formations qui visent à changer les biais implicites, explique son auteur, Patrick Forscher, postdoctorant à l’Université Grenoble Alpes. Elle ne démontre pas non plus si les changements induits ont des effets sur les comportements discriminatoires réels. En l’état des connaissances actuelles, nous n’en savons rien.»

Le psychologue ajoute avoir été frappé par le fait que la grande majorité des recherches analysées étaient basées uniquement sur des tests menés en laboratoire et que la durée de ces expériences n’excédait en général pas 5 à 10 minutes. Pratiquement aucune mesure des modifications des biais implicites sur le long terme n’a été effectuée. «Je considère que ce domaine de recherche n’est pas encore prêt pour une application dans la réalité», tranche le chercheur. De quoi faire réfléchir les nombreuses entreprises et institutions qui paient des formations sur les biais implicites à leurs employés.