Airbnb: enquête sur son fabuleux succès en suisse

Les Suisses sont friands d’Airbnb: le site internet de location de logements de particuliers a totalisé en 2015 plus d’un million de nuitées dans le pays. Des offres qui se professionnalisent de plus en plus, agacent les hôteliers et inquiètent les régies immobilières. Plongée dans le monde de ce géant du web.

Dans quelle ville avez-vous passé vos dernières vacances? New York, Kuala Lumpur, Abidjan? Avez-vous logé à l’hôtel? Non, en appartement. Et en Suisse, quelle est la situation? Le choix d’un logement avantageux chez l’habitant, effectué en quelques clics sur Airbnb, séduit toujours davantage. Les Suisses sont ainsi de plus en plus nombreux à recourir à cette plateforme internet de mise en relation pour mettre leur habitation en location, à un prix moyen de 125 francs la nuit.

«Nous avons 15 000 annonces actives en Suisse, que ce soient des logements entiers ou des chambres chez l’habitant, explique Sarah Roy, responsable médias chez Airbnb. Il y en a deux fois plus qu’il y a un an et vingt-cinq fois plus qu’en 2011.» Résultat: en 2015, dans notre pays, 400 000 voyageurs ont séjourné avec Airbnb, pour un total d’un million de nuitées, selon Roland Schegg, professeur à la Haute Ecole de gestion et tourisme du Valais et auteur d’un récent rapport sur Airbnb pour l’Observatoire valaisan du tourisme.

Sur les 36 millions de nuitées totalisées par l’industrie hôtelière, Airbnb représente ainsi moins de 3% du marché helvétique, mais la plateforme anticipe une croissance forte et continue dans les années qui viennent: «La Suisse représente pour nous une destination en pleine expansion, aussi bien en termes du nombre de logements en location que du nombre d’habitants qui utilisent Airbnb pour voyager, poursuit Sarah Roy. Nous constatons que cette croissance ne se fait plus seulement dans les grandes villes comme il y a quelques années, mais aussi dans de plus petites et dans les stations de montagne.» En effet, nombreux sont les Suisses qui proposent leur résidence secondaire à la location sur Airbnb. L’offre de la plateforme demeure néanmoins très concentrée, précise Roland Schegg: «85% des lits disponibles se situent dans les cantons de Zurich, Berne, Vaud, Bâle, le Valais et le Tessin. Le potentiel de développement dans les autres régions reste donc important.»

Airbnb, c’est l’affaire de Brian Chesky, Joe Gebbia et Nathan Blecharczyk (voir en page 14). Créé en 2008 en Californie, leur site pèse aujourd’hui 25 milliards de dollars, pour un chiffre d’affaires annuel estimé à 900 millions de dollars. Des centaines de milliers de logements sont proposés dans 34 000 villes réparties dans 190 pays. D’autres plateformes sont apparues depuis, comme Wimdu ou HouseTrip, née en 2010 à Lausanne, qui propose actuellement 350 000 hébergements à travers le monde.

La stratégie d’Airbnb pour continuer à se développer? Encourager ses clients à devenir eux-mêmes hôtes. Une façon de «gagner un complément de revenu», lit-on alors sur le site quand on y réserve son prochain week-end. La page «devenir hôte» invite à «découvrir ce que vous pourriez gagner» et à calculer en ligne son profit potentiel. L’offre s’annonce plutôt alléchante: en moins de deux semaines, il est possible d’encaisser jusqu’à l’équivalent d’un mois de loyer. Ce qui est tout bénéfice pour les plateformes qui pratiquent ce genre de mise en relation, puisqu’elles réalisent leur chiffre d’affaires sur le montant des transactions, prélevant une commission de l’ordre de 3% sur les loyers.

Tout le monde n’apprécie cependant pas le succès d’Airbnb. Sans surprise, le secteur hôtelier s’agace de cette concurrence qu’il considère comme déloyale: «Nous n’avons rien contre l’économie de partage et les plateformes de type Airbnb en tant que telles, avance Christophe Hans, responsable de la politique économique de l’organisation faîtière Hotelleriesuisse. Au contraire, nous pensons qu’en faisant venir des touristes en Suisse, elles peuvent même apporter à terme une nouvelle clientèle pour les hôtels. Tant que leur développement reste calqué sur le modèle «consommateur-consommateur», nous n’y voyons pas d’inconvénients. Mais une évolution récente montre que l’offre Airbnb se professionnalise. Pour ce type de locations, nous demandons un traitement égal pour le paiement de la taxe de séjour et des impôts, pour le respect des conventions collectives de travail, l’intégration des normes de sécurité et d’hygiène, ainsi que pour les nombreuses contraintes auxquelles sont astreints les hôteliers.»

Philippe Vignon, directeur de Genève Tourisme, renchérit: «Il existe une forme d’inégalité de traitement entre Airbnb et les hôtels, puisque ces derniers sont soumis à la loi sur la restauration, le débit de boissons et l’hébergement. Ils doivent suivre des règles strictes en matière de sécurité, comme l’aménagement de sorties de secours ou l’installation de systèmes d’alarme.»

Pour l’instant, la branche hôtelière réagit comme elle le peut à la déferlante mondiale d’Airbnb. A San Francisco, un référendum qui visait à limiter les locations de courte durée a récemment été refusé. Il avait été financé en grande partie par les hôteliers. Début novembre, Hotrec, l’association européenne des hôteliers, a émis dix recommandations à l’intention des associations nationales et de leurs législateurs pour soumettre les hébergeurs Airbnb aux mêmes normes que les hôteliers. En Suisse, Hotelleriesuisse privilégie une approche politique pragmatique et sectorielle du phénomène, en incitant par exemple les communes à lever les taxes de séjour auprès de tous les hébergeurs: «L’idéal serait d’avoir une loi-cadre qui engloberait les aspects fiscaux, sécuritaires ou ceux liés à l’hygiène», précise Christophe Hans.

«Il vaudrait mieux alléger les contraintes des hôteliers plutôt que de soumettre les hébergeurs d’Airbnb à de nouvelles lois, estime pour sa part le conseiller national radical Philippe Nantermod. Nous le constatons en Valais, la facilité de mise en location d’un bien grâce à l’économie de partage permet de lutter contre les lits froids. Il ne faudrait donc surtout pas compliquer les choses.» Si Christophe Hans n’est pas contre le principe, il le considère comme peu réaliste: «Il me paraît difficile, dans le contexte actuel, de trouver un consensus pour diminuer les normes de sécurité des hôtels ou supprimer l’obligation pour l’hôtelier de transmettre l’identité de ses clients à la police.»

Confrontée à ces questions, la responsable médias d’Airbnb répond que la plateforme est prête à collaborer avec les gouvernements pour trouver des solutions adéquates. «En ce qui concerne la taxe de séjour, nous avons mis en place une collecte automatique sur notre plateforme pour le compte de nos hôtes à Amsterdam, à San Francisco, ou encore récemment à Paris.»

Générateur de bonnes affaires

Alors que ces débats risquent de s’intensifier ces prochaines années, l’offre d’Airbnb se professionnalise à grande vitesse. De nouveaux acteurs ont rejoint ce marché en fonctionnant comme des agences de location. D’un côté, il y a des particuliers qui proposent plusieurs logements sur le site. Ces appartements sont conçus uniquement pour accueillir des hôtes et personne n’y vit à l’année. Dans son analyse, Roland Schegg relève qu’un tiers des objets proposés sur Airbnb en Suisse entrent dans cette catégorie: «Nous considérons qu’à partir de deux objets loués, on s’éloigne déjà du concept de l’économie de partage. Et qu’à partir de cinq, on entre clairement dans une logique professionnelle.»

La pratique qui consiste à louer un bien pour le sous-louer ensuite, à la nuitée ou à la semaine, est bien connue dans les zones touristiques: plus de 50% des objets proposés en Valais feraient partie de portefeuilles de professionnels de l’immobilier. «La plus forte croissance d’Airbnb s’observe en Valais, précise Roland Schegg. Même les agences de location utilisent la plateforme comme canal de promotion.»

De l’autre côté, des opportunistes ont flairé la bonne affaire et se sont transformés en prestataires de services pour les personnes qui proposent des hébergements. Ils ont élaboré à leur intention un marketing bien ficelé: conseils spécialisés pour mettre son annonce en ligne et personnaliser son profil, mise en relation avec des photographes professionnels pour prendre des clichés flatteurs des intérieurs. Parmi eux, on trouve la Vaudoise Jasmina Salihovic, surnommée «la reine d’Airbnb». Via sa société Chambre d’amis, elle gère 105 adresses dans toute la Suisse.

D’autres entrepreneurs comptent aller plus loin. Ainsi, Marc Hazan, fondateur de Keys’n’Fly, société basée à Genève, propose de gérer la totalité du processus, de la mise en ligne de l’annonce jusqu’au check-out, mais aussi le nettoyage et la blanchisserie, contre une commission de 7% sur le montant total du séjour. Il est intervenu dans la vente de 4800 nuitées en Suisse romande en seulement quatre mois. Ses clients sont essentiellement des propriétaires de résidences secondaires qui louent leur logement à des hommes d’affaires en déplacement ou à de grands voyageurs. Pour l’instant, Marc Hazan ne travaille qu’avec le site Airbnb en Suisse, mais il compte bien s’exporter en France, sur la Côte d’Azur. «Ce qui m’intéresse, c’est de développer une offre globale qui me permette de devenir l’interlocuteur des personnes qui proposent un hébergement.» Son équipe comptera bientôt trois personnes à plein temps.

A Genève encore, Alexia Payot a lancé son site weDoux il y a deux mois. Au bénéfice d’une longue expérience dans l’immobilier, elle souhaite offrir un service clés en main aux propriétaires pour leur «faciliter la vie»: conciergerie, nettoyage, décoration, ameublement et gestion de l’annonce. «Nous sommes rémunérés à la commission et nos services ne coûtent rien si l’objet ne trouve pas preneur. Le propriétaire n’a donc rien à perdre et tout à gagner.»

Et le fisc?

Si le potentiel de ce marché paraît évident, il est toutefois limité en Suisse, pour une simple et bonne raison: les locataires n’ont en principe pas le droit de louer leur appartement sur Airbnb. La «mise en location de tout ou partie d’un bien immobilier sur une plateforme telle qu’Airbnb sera considérée comme de la sous-location», indique Céline Tassin de la Chambre genevoise immobilière. En l’absence d’autorisation, le locataire qui propose son appartement sur la plateforme s’expose ainsi à une résiliation anticipée de son bail. Ce qui, dans la pratique, arrive rarement. L’Association suisse des locataires n’a connaissance que de quelques cas en Suisse romande. Mais plusieurs régies ont signalé qu’elles traquaient désormais les appartements postés sur Airbnb pour vérifier qu’il ne s’agit pas des leurs. Et plusieurs locataires se sont déjà fait prendre à ce jeu. En cas de préjudice, celui qui propose son logement sans autorisation de la régie peut même être condamné à verser des dommages et intérêts au propriétaire, ou à lui reverser les loyers indûment perçus (voir en page 12).

Autre question pécuniaire: faut-il déclarer les loyers encaissés? Selon l’administration fiscale genevoise, un flou règne quant à la possibilité de réclamer des déductions fiscales pour la literie et l’usure du mobilier, par exemple. «Si l’hébergeur est locataire, les frais déclarés seront probablement classés dans la catégorie «autres revenus», mais il n’est pas dit qu’il puisse réclamer des déductions, cela dépendra du cas particulier.»

Pour l’instant, les hébergeurs Airbnb semblent profiter de tous ces flous juridiques autour de leur activité. Cependant, en raison du succès croissant de la plateforme, les autorités suisses risquent de devoir légiférer sur ces pratiques afin d’éviter que des villes ne prennent d’elles-mêmes des mesures disparates.

Encadré chiffres

400 000 VOYAGEURS ONT SÉJOURNÉ AVEC AIRBNB EN SUISSE EN 2015.

15 000 NOMBRE D’ANNONCES SUR LE MARCHÉ SUISSE. C’EST DEUX FOIS PLUS QU’EN 2014 ET 25 FOIS PLUS QU’EN 2011.

85% DES LITS SONT PROPOSÉS DANS LES CANTONS DE ZURICH, BERNE, VAUD, BÂLE, EN VALAIS ET AU TESSIN.

125 FRANCS PRIX MOYEN D’UNE LOCATION AIRBNB EN SUISSE.

Encadré 1

PETITS ET GRANDS ALÉAS DE LA LOCATION

Le 14 août dernier, le New York Times relatait l’expérience traumatisante d’un touriste de 19 ans enfermé dans les toilettes de son logeur à Madrid, après un contact sexuel décrit comme une agression. Appelée à la rescousse via téléphone portable, la mère du jeune homme a vainement tenté d’obtenir de l’aide auprès d’Airbnb, qui l’a renvoyée à la police avant de cesser de répondre à ses appels…

Il y a aussi l’histoire de ce couple de Calgary, au Canada, qui pensait louer sa maison à quatre adultes venus assister à un mariage le temps d’un weekend, et qui s’est retrouvé avec des dégâts estimés entre 80 000 et 100 000 francs: les prétendus locataires se sont révélés être les organisateurs d’une orgie mêlant sexe, drogue et alcool.

Si ces cas extrêmes sont rares, recevoir des inconnus chez soi peut engendrer son lot de petits problèmes. Basée à Genève, Audrey* est adepte d’Airbnb depuis des années. Elle propose actuellement une chambre dans son appartement pour 80 francs la nuit. Mais ses expériences d’hôte n’ont pas toujours été heureuses. «Une fois, toute la vaisselle a été laissée sale dans l’évier et j’ai retrouvé des capotes usagées. Un autre jour, alors qu’un plombier intervenait dans l’appartement, les Colombiennes que j’avais accueillies se sont inquiétées de cette présence masculine et ont fermé la porte de leur chambre à double tour. Malheureusement, la serrure est restée bloquée et j’ai dû payer l’intervention du serrurier.»

Malgré ces soucis, elle considère l’expérience comme enrichissante. «J’ai déjà accueilli une trentaine de personnes de provenances très diverses, raconte Audrey. En général, le contact est chaleureux et je noue parfois des amitiés avec mes clients.» Mais louer une chambre n’est pas fait pour tout le monde: «Ce va-et-vient chez soi peut devenir fatigant. Il faut organiser les arrivées et les départs, nettoyer la chambre, laver le linge de maison… De plus, il est difficile de refuser une réservation, même pour une nuit, car on ne peut pas prétendre être disponible et, en même temps, refuser des clients.»

* Nom connu de la rédaction

Encadré 2

«CE SONT LES PETITS HÔTELS DE MONTAGNE QUI VONT LE PLUS SOUFFRIR»

Trois questions à Demian Hodari, professeur de management à l’Ecole hôtelière de Lausanne.

Pourquoi Airbnb affecte-t-il les hôtels?

Des prix souvent plus bas, l’accès à une cuisine et à un salon, plusieurs chambres pour les familles et une expérience plus authentique représentent quelques-unes des raisons. Plusieurs études récentes ont démontré qu’Airbnb a un impact en particulier dans les grandes villes. Lorsque l’offre sur la plateforme augmente de 10%, on observe en parallèle une diminution de 0,5% du revenu des hôtels.

Comment analysez-vous la situation de la Suisse?

J’ai interviewé de nombreux patrons d’hôtel et la majorité considère que la diminution de fréquentation de leur établissement est due à la concurrence des plateformes d’hébergement. En Suisse, le phénomène affecte davantage le secteur des vacances que celui du business. Je crois que ceux qui vont le plus souffrir sont les petits hôtels de famille situés dans les régions de montagne. Parce que les plateformes comme HouseTrip ou Airbnb facilitent la mise en location des appartements et des chalets des propriétaires de résidences secondaires. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il est maintenant grandement facilité. Les propriétaires n’ont même plus besoin de passer par une agence immobilière et gagnent encore plus d’argent.

Est-ce qu’Airbnb va continuer à croître ces prochaines années?

Certainement. On peut le voir grâce à la valeur donnée à la plateforme par les investisseurs, qui est désormais de 25,5 milliards de dollars. C’est plus que les plus grandes compagnies hôtelières du monde. Par exemple, le groupe Starwood Hotels & Resorts, qui possède des marques comme Sheraton ou Westin, a récemment été vendu pour 12 milliards de dollars. De manière générale, l’économie de partage est un phénomène de long terme pour l’industrie de l’accueil, parce qu’elle correspond à des changements profonds de modes de vie. Face à cela, les hôtels devront s’adapter. Il leur faudra trouver des moyens d’être plus efficaces à meilleur prix. Malheureusement, l’industrie hôtelière n’est pas un secteur particulièrement innovant. Le plus souvent, elle s’est contentée d’intégrer des innovations introduites par d’autres domaines, comme l’aviation.